Circuler en Amazonie n’a jamais été facile, en fonction des distances et de la difficulté de navigation sur ses cours d’eau, le seul moyen de transport disponible avant la construction des routes transamazoniennes. Analyser le cas de l’accès au fort Príncipe da Beira[1], à l’extrême ouest du Brésil, à la frontière de la Bolivie, depuis sa construction, permet de comprendre à la fois la longueur des trajets nécessaires pour s’y rendre où en revenir, et du temps nécessaire pour les parcourir, qui sont passés de plusieurs mois à quelques semaines puis à quelques jours.
Situé sur la rive droite du Guaporé, dans l’actuelle commune de Costa Marques (État de Rondônia), le fort royal Príncipe da Beira, a été construit en 1775 pour défendre ce qui était alors une colonie portugaise contre une possible offensive espagnole. Il est considéré comme le plus grand bâtiment militaire portugais construit hors d’Europe, résultat de la politique portugaise de bien délimiter ses possessions en Amérique du Sud et celles de la couronne espagnole
Ce fort est situé au bord du Guaporé, sous-sous-affluent de l’Amazone (il se jette dans le Mamoré, qui se jette dans le Madeira, qui se jette dans l’Amazone). Pourquoi avoir construit ce fort dans un endroit aussi lointain et si peu accessible ?
Figure 1 Localisation et environnement immédiat du fort Príncipe da Beira
Source : Google Earth
L’explication de cette localisation très excentrée est à chercher dans la géopolitique continentale, en remontant au XVIIIe siècle.
Sous le règne de D. José Ier (1750-1777), le Premier ministre portugais Sebastião José de Carvalho e Melo, marquis de Pombal, avait lancé un projet de colonisation de l’Amazonie, qui incluait la construction d’un cordon de forts destinés à bloquer les voies de pénétration vers le bassin amazonien par le nord et l’ouest.
Le 13 janvier 1750, le traité de Madrid avait été signé entre le roi Jean V du Portugal et le roi Ferdinand VI d’Espagne pour définir les frontières entre leurs colonies sud-américaines respectives. Les négociations avaient été basées sur la base de la carte dite « Mapa dos confins do Brasil »[2], dont la déformation en longitude était en partie provoquée par les insuffisances techniques de la cartographie de l’époque mais aussi par le souci des Portugais de démontrer que les terres qu’ils avaient occupées ne dépassaient guère le méridien de Tordesillas, la limite fixée à leurs domaines en 1494. En réalité, reporter la frontière sur la ligne Paraná-Guaporé leur a fait gagner plusieurs centaines de kilomètres : : 1 750 km au droit du fort et 2 750 km par rapport au point le plus à l’ouest du Brésil, les sources du Rio Moa
La construction du fort royal Príncipe da Beira, comme celle des autres forts situés à l’ouest de la ligne du traité de Tordesillas, illustre donc la vision géopolitique de la diplomatie portugaise du XVIIIe siècle et elle a effectivement fixé la frontière actuelle du pays.
Figure 2 Les forts dans la conquête du territoire
La distance pour atteindre le fort depuis Rio de Janeiro, la capitale du pays jusqu’en 1960, est d’environ 2 500 kilomètres à vol d’oiseau, mais le trajet réel est beaucoup plus long et a longtemps été très lent, en raison des limitations des moyens de transport disponibles : bateaux (à voiles ou rames, puis à vapeur dans la seconde moitié du XIXe siècle) chevaux (ou mules) et souvent marche à pied pour contourner les rapides et pour passer d’un bassin fluvial à un autre.
Jusqu’au début du XXe siècle il prenait donc au moins entre deux et trois mois, voire plus selon les saisons, notamment en saison des pluies. Une alternative est apparue avec la construction de la ligne de chemin de fer Madeira-Mamoré, inaugurée en 1912.
Les trajets jusqu’au début du XXe siècle
Rio de Janeiro- São Paulo
La première étape, longue d’un peu moins de 450 kilomètres, se faisait par voie terrestre le long de la « chemin de l’or » « chemin de la montagne de la machette ». On partait de Rio de Janeiro et on se rendait, par voie terrestre ou maritime, à Paraty, remontait la Serra do Mar, traversait la ville de Cunha, puis Taubaté, Pindamonhangaba et Guaratinguetá. De Guaratinguetá, on suivait le « chemin général » jusqu’à São Paulo. Cela pouvait prendre de 5 à 10 jours, en fonction des conditions locales.
São Paulo-Cuiabá
C’était la partie la plus longue et la plus difficile du voyage, par des itinéraires mal tracés dans des zones inhospitalières. Le trajet était réalisé en canot ou à pied, avec plusieurs options de trajet possibles, mais toujours des étapes pour se reposer et se ravitailler. Cette partie pouvait prendre plusieurs semaines, généralement entre 30 à 45 jours, voire plus en fonction des conditions du terrain et des intempéries.
Figure 3 Le chargement des canots

Autor: SILVA, OSCAR PEREIRA DA
Data: 1920
Técnica: ÓLEO SOBRE TELA
Dimensões (a_cm, a_sm X l_cm, l_sm): 141-100-171-140
Coleção:FUNDO MUSEU PAULISTA – FMP
Foto: José Rosael-Hélio Nobre-Museu Paulista da USP
Acervo: Museu Paulista da USPDomínio Público
Oscar Pereira da Silva, Carga de Canoas, Acervo do Museu Paulista da USP.jpg, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Oscar_Pereira_da_Silva_-_Carga_de_Canoas,_Acervo_do_Museu_Paulista_da_USP.jpg
Les étapes principales étaient les suivantes :
São Paulo Paraná par le Tietê
Le Tietê constituait une voie fluviale commode pour pénétrer vers l’intérieur : l’inclinaison des plateaux du bouclier brésilien, basculé vers l’ouest, la facilitait, une fois passé l’abrupt de la Serra do Mar. Les voyageurs quittaient São Paulo (située à 800 m d’altitude) en le descendant en bateau jusqu’au Paraná, mais il fallait par endroits contourner des rapides ou des chutes d’eau par des portages, des trajets terrestres courts mais difficiles où ils transportaient leurs bateaux, marchandises et autres biens à pied ou avec des bêtes de somme.
Passage au bassin du Paraguay
À partir du Paraná, les navigateurs pouvaient rejoindre le bassin du fleuve Paraguay, mais cette connexion nécessitait de longs portages pour passer d’un bassin fluvial à l’autre. Plusieurs options étaient possibles, en passant du rio Pardo (affluent du Paraná) au rio Taquari (affluent du rio Paraguay) ou du rio Anhandui au rio Miranda (idem). En remontant le rio Paraguay, on pouvait alors choisir de remonter vers la ville de Cuiabá, si l’on souhaitait y faire étape ou, si ce n’était pas le cas, continuer vers le rio Guaporé.
Cuiabá-Fort Príncipe da Beira
La distance entre Cuiabá et le fort est d’environ 650 kilomètres. Le trajet se faisait principalement par voie fluviale, en naviguant sur le rio Cuiabá et ses affluents, puis sur le rio Guaporé. Ce voyage pouvait durer plusieurs semaines, généralement entre deux à quatre semaines, voire plus en fonction des conditions climatiques.
Figure 4 Accès au fort depuis Rio de Janeiro avant et après la construction de la Madeira-Mamoré
De Cuiabá au rio Paraguay
Le voyage commençait sur le rio Cuiabá, qui est un affluent du rio Paraguay. Les voyageurs prenaient des bateaux (à rames ou à voile, car les bateaux à vapeur ne sont apparus que plus tard, et uniquement sur les affluents principaux) pour descendre le rio Cuiabá, puis se remontaient d’autres affluents du rio Paraguay.
Cela impliquait encore des portages pour contourner des obstacles empêchant la navigation et plusieurs escales pour ravitaillement et réparations, ce qui allongeait encore la durée du trajet.
Du rio Paraguay au rio Guaporé
Une fois sur le rio Paraguay, il y avait plusieurs possibilités pour rejoindre le rio Guaporé, l’itinéraire exact dépendant des affluents praticables, mais dans tous le cas les voyageurs devaient faire des portages. Cette partie du voyage pouvait durer de quelques jours à plusieurs semaines, selon les conditions de terrain.
Navigation sur le rio Guaporé
Une fois sur le rio Guaporé, les voyageurs pouvaient continuer leur trajet vers le Fort Príncipe da Beira
Tableau 1 Longueur et durée des trajets au XVIIIe siècle
Trajet | Kilomètres | Jours | Moyenne |
Rio de Janeiro- São Paulo | 450 | 5 à 10 | 8 |
São Paulo-Cuiabá | 1 800 | 30 à 45 | 53 |
Cuiabá-Fort Príncipe da Beira | 650 | 14 à 21 | 25 |
Total | 2 900 | 85 |
Après la construction du chemin de fer Madeira-Mamoré
Avec la mise en service des bateaux à vapeur sur l’Amazone et ses principaux affluents, dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis la construction du chemin de fer Madeira-Mamoré (inauguré en 1912) le voyage a commencé à se faire via Belém, Manaus et Porto Velho, beaucoup plus long (plus de 4 700 km au lieu d’un peu moins de 3 000), mais aussi plus rapide (trois semaines au lieu de trois mois) et plus confortable.
Rio de Janeiro-Belém
Au XIXe siècle, le bateau à vapeur a révolutionné le transport maritime en réduisant considérablement les temps de trajet par rapport aux voiliers. Cette technologie était particulièrement utile dans les longs trajets le long de la côte brésilienne, où le vent pouvait être capricieux. Son utilisation a permis aux navires de ne plus en dépendre, offrant ainsi une plus grande prévisibilité et régularité des voyages.
Les navires faisaient des escales dans plusieurs villes avant de rejoindre Belém, elles étaient nécessaires pour le ravitaillement des navires en charbon, nourriture et eau potable, ainsi que pour le débarquement et embarquement de passagers et de marchandises : au total, le voyage entre Rio de Janeiro et Belém, à l’embouchure de l’Amazone (2 200 km) durait de 7 à 10 jours.
Belém-Porto Velho
Le voyage, également en bateau à vapeur, entre Belém et Porto Velho était un long trajet sur le fleuve Amazone et le Madeira. La distance était d’environ 2 200 kilomètres, en fonction de l’itinéraire emprunté et des détours que cela pouvait causer.
L’Amazone et ses affluents, bien que navigables, peuvent en effet être difficiles à parcourir en raison de la présence d’îles, bancs de sable et méandres à configuration instable. Par conséquent, même avec les progrès technologiques apportés par les bateaux à vapeur, le voyage était encore relativement long et difficile.
La durée du voyage était généralement de 10 à 15 jours mais ce temps pouvait varier en fonction des conditions météorologiques et des arrêts pour l’approvisionnement en bois ou charbon, ainsi que de la profondeur et les courants sur le trajet choisi.
Figure 5 Bateaux à vapeur sur l’Amazone
Gaiolas e vaticanos, in Percy Lau, Tipos e aspectos do Brasil, IBGE.
Porto Velho-Guajará-Mirim
Le voyage en train entre Porto Velho et Guajará-Mirim, sur la ligne de chemin de fer Madeira-Mamoré, inaugurée en 1912 après une décennie de construction, était d’environ 330 kilomètres. En raison des conditions de l’époque (infrastructure inachevée, intempéries, terrain difficile, ponts fragiles, etc.), le temps de voyage pouvait varier considérablement, il était en général de 2 à 3 jours, voire plus en fonction des retards liés aux conditions locales.
Figure 6 Des autorités visitent la section achevée du chemin de fer Madeira-Mamoré

Dana B. Merrill, Autoridades em Visita ao Trecho Concluído da Ferrovia Madeira-Mamoré – 582, https://pt.wikipedia.org/wiki/Estrada_de_Ferro_Madeira-Mamor%C3%A9
Figure 7 Locomotives de la Madeira-Mamoré abandonnées (1974)
© Hervé Théry 1974
Guajará-Mirim-Fort Príncipe da Beira
Le trajet en bateau à vapeur entre Guajará-Mirim et le Fort Príncipe da Beira est d’environ 100 kilomètres, au XIXe et au début du XXe siècle le temps de trajet pouvait varier en fonction des conditions de navigation (notamment les crues ou les basses eaux). Dans des conditions normales, le voyage prenait généralement une journée, mais il pouvait être plus long en période de crue ou lors de conditions météorologiques difficiles.
Tableau 2 Longueur et durée des trajets au début du XXe siècle
Trajet | Kilomètres | Jours | Moyenne |
Rio de Janeiro-Belém | 2 100 | 7 à 10 | 9 |
Belém-Porto Velho | 2 200 | 10 à 15 | 13 |
Porto Velho-Guajará-Mirim | 330 | 2 à 3 | 2 |
Guajará-Mirim-Fort Príncipe da Beira | 100 | 1 | 1 |
Total | 4 730 | 24 |
Aujourd’hui, grâce aux routes transamazoniennes construites dans les années 1970, les trajets sont plus courts et plus rapides, se comptant en jours et non plus en semaines ou en mois. Les kilométrages à parcourir sont toutefois encore impressionnants (tableau 3), même pour atteindre la route BR364 ; qui permet de rejoindre soit Manaus (quand elle n’est pas détruites par les pluies, comme cela a été plusieurs fois le cas), soit le sud du pays.
Figure8 La route BR364 (Cuiabá-Porto Velho) en 1974
© Hervé Théry 1974
Tableau 3 Longueur et durée des trajets routiers au XXI siècle
À vol d’oiseau | Par la route | Durée | Observation | |
(kilomètres) | (kilomètres) | (heures) | ||
Presidente Medici | 309 | 39 | 5 | Sur la route BR314 |
Porto Velho | 404 | 740 | 10 | Capitale du Rondônia |
Manaus | 1 129 | 1 628 | 25 | Capitale de l’Amazonas |
Brasilia | 1 838 | 2 440 | 32 | Capitale politique |
São Paulo | 2 249 | 2 929 | 38 | Capitale économique |
Rio de Janeiro | 2 540 | 3 333 | 44 | Capitale historique |
Source : Google Earth et Google Maps
Décidément, l’accès au fort Príncipe da Beira n’a jamais été – pour reprendre le titre d’un film d’Étienne Chatiliez (1988) et d’une chanson des Beatles (1970) – « un long fleuve tranquille » mais plutôt « A long and winding road » (une route longue et sinueuse).
[1] Ce texte est tiré d’une recherche faite pour l’élaboration d’un article proposé en janvier 2025 à la revue Géoconfluences (https://geoconfluences.ens-lyon.fr/).
[2] Présentée et analysée à deux occasions dans la revue homonyme : « Mapa de confins / Carte des confins », Confins 1 | 2007, http://journals.openedition.org/confins/4352 et « Mapas dos Confins, mapa das Cortes », Confins 39 | 2019, http://journals.openedition.org/confins/19181